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vendredi, avril 19, 2024

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Chronique : “Tout est à faire au Cameroun…”

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Wanda People, aujourd’hui, nous partageons cette chronique par Yann Gwet qui s’interroge sur le fait qu’il y ait tant à faire au Cameroun et que finalement si peu y soit fait. Réflexion intéressante sur le Cameroun, ses opportunités et ses barrières…

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Une récente émission télévisée s’est intéressée aux difficultés rencontrées par les entrepreneurs « en Afrique ». Elle s’est particulièrement intéressée au cas du Cameroun. Un jeune entrepreneur camerounais interviewé à la fin du reportage s’est ouvert sur ses frustrations. L’entrepreneur camerounais serait perçu comme « un chômeur », « un paresseux », un « rêveur ». Ce qui, disait-il, est source de « découragement ». Pourtant, concluait-il, « tout est à faire au Cameroun ». Cette expression est intéressante à plusieurs titres: (1) elle a l’évidence de la vérité ; par conséquent, (2) elle est populaire ; mais en même temps, (3) elle contredit la réalité visible : il suffit de vivre au Cameroun pour constater que peu y est fait. Du coup, il y a lieu de s’interroger : comment s’explique t-il que « tout [soit] à faire au Cameroun », mais que si peu y soit fait ?

Opportunités

L’expression suggère que le Cameroun serait une terre d’opportunités. Des opportunités qui découleraient de nombreux besoins insatisfaits. Il est difficile de contester cette réalité car elle est palpable. Mais cette expression suggère autre chose : il serait possible de satisfaire ces besoins commercialement.

Si une majorité de camerounais pense que le Cameroun est une terre d’opportunités, si par ailleurs cette analyse est incontestable, pour quelle raison comparativement peu d’initiatives individuelles sont prises?

Une 1ère hypothèse serait que certains pensent par mimétisme. Ils n’ont aucune conviction propre mais s’approprient les idées en vogue : si tout le monde dit que « tout est à faire au Cameroun », alors cela doit être vrai, etc. A force, cette expression acquiert force de vérité.

Une 2e hypothèse serait que d’autres pensent que les opportunités sont nombreuses mais que les risques sont encore plus nombreux. Tout compte fait, ils préfèrent la sécurité d’un emploi salarié. En d’autres termes, les opportunités existent, mais elles ne valent pas la peine. Sauf que si les opportunités identifiées ne justifient pas de prendre des risques, alors soit la probabilité de gain espérée est jugée faible (plus faible que les alternatives possibles), soit la probabilité d’échec est jugée à ce point élevée que l’inertie — en l’occurrence un emploi salarié — est jugée plus profitable. Or, un environnement qui incite davantage à l’immobilisme qu’à l’action ou à la prise de risques peut-il réellement offrir des opportunités ? Après tout, le terme « opportunités » porte en lui les germes de l’action : on ne *dit* pas une opportunité ; on la *poursuit*. L’opportunité existe-t-elle sans la possibilité de sa poursuite ?

Par conséquent, ceux qui affirment que le Cameroun est une terre d’opportunités mais optent pour le statu quo, n’infirment-ils pas par les actes ce qu’ils affirment par les mots ? N’affirment-ils pas en fait l’inexistence d’opportunités au Cameroun? Pas nécessairement. Car on peut tout à fait imaginer que des opportunités existent – en l’occurrence c’est le cas – mais qu’elles soient inexploitables commercialement en raison de barrières importantes. Ce qui rendrait de facto le statu quo plus attractif que des opportunités pourtant bien réelles. C’est peut-être ce qui se passe au Cameroun.

Barrières

Beaucoup de ceux, notamment « jeunes », qui ont osé entreprendre ont rencontré des réactions similaires à celle décrite par l’entrepreneur mentionné plus haut. On peut imaginer plusieurs explications à ces réactions : la crainte de l’échec dans les familles, le produit d’un certain conformisme social, voire un héritage de l’époque coloniale. Toutes ces idées sont intéressantes, mais insuffisantes.

L’entrepreneur est celui qui fait, qui agit. D’ailleurs, étymologiquement inter prehendere signifie « saisir avec la main ». L’entrepreneur, dans le sens contemporain du mot, saisit son destin avec la main [1]. L’entrepreneuriat suppose donc le mouvement. D’ailleurs il n’est probablement pas hasardeux que les premiers entrepreneurs de l’humanité aient été des marchands et des commerçants. Mais le mouvement est une conséquence de la liberté ; précisément la liberté de se mouvoir, de faire, d’entreprendre. Sans liberté, point de mouvement, et donc point d’entrepreneuriat.

L’acte d’entreprendre serait donc une manifestation de la liberté. Ou plus exactement la matérialisation de l’existence de l’idée de liberté dans un espace donné. Mais l’acte d’entreprendre est aussi, souvent, l’expression d’une insatisfaction. L’on entreprend pour diverses raisons, pas mutuellement exclusives : s’enrichir ; résoudre un problème ; acquérir une plus grande liberté ; améliorer la société dans laquelle on vit ; etc. Peu importe la raison, l’entrepreneuriat a pour conséquence, ou pour objectif, de bousculer l’ordre établi. Point d’entrepreneuriat sans frustration initiale. Si on réunit ces deux idées, il résulte que l’entrepreneur est un individu insatisfait qui se saisit de sa liberté pour contester l’ordre des choses (proposer un modèle différent). Vu sous cet angle, l’acte d’entreprendre est en fait un acte politique. Dans ce cadre, l’entrepreneur est un opposant politique qui ne dit pas son nom.

Si cette idée est valable, alors peut-être que le sort réservé à l’entrepreneur – notamment jeune — camerounais n’est pas le fruit du hasard. En effet dans un pays qui est immobile, celui qui bouge [2] nuit nécessairement. Dans un pays qui se complait dans la médiocrité, celui qui est insatisfait et veut améliorer sa société gêne forcément. Est-il surprenant, dès lors, que ceux qui fixent les règles du jeu entravent l’activité de l’entrepreneur ?

Tout jeune entrepreneur camerounais devrait se considérer comme un opposant politique. C’est une idée originale à première vue, mais elle permet de comprendre l’environnement camerounais. Et puis, peu importe que tout jeune entrepreneur ne soit pas formellement un opposant politique. Ce qui compte est que, dans le contexte camerounais, il l’est en réalité. Ou qu’il l’est potentiellement. Je ne serais d’ailleurs pas surpris qu’il soit perçu comme tel. Les liens entre business et politique ne sont plus à démontrer. Et il n’est pas rare de voir des entrepreneurs qui ont réussi entrer en politique. Allez savoir pourquoi, ils sont souvent opposants [3]. Je pense donc, aussi curieux que cela puisse paraître, qu’opposants politiques et entrepreneurs camerounais ont un destin commun. J’y vois au moins une conséquence positive : l’ouverture réelle du système politique camerounais serait probablement un signal positif pour les entrepreneurs camerounais.

(Cliquez sur les numéros de pages pour lire l’article…)

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Mais quid de la société plus largement ? Pour quelle raison l’entrepreneur camerounais souffre t-il d’une image aussi négative ? « Rêveur ! », « Irréaliste ! », « Chômeur ! ». L’hypothèse la plus évidente serait que son activité est jugée hautement risquée. Certes, mais alors pour quelle raison l’aspirant footballeur camerounais, dont la probabilité même de devenir un joueur moyen dans un championnat moyen est au moins équivalente à celle de l’entrepreneur qui aspire à vivre de son entreprise jouit-il d’une image moins dégradée ? Pour quelle raison une jeune camerounaise qui décide de partir en aventure à l’autre bout du monde obtient-elle la bénédiction de son entourage ? Au-delà du profil de risque de l’activité, le problème semble être le profil de l’entrepreneur.

L’entrepreneur dont il est question est généralement est un homme, jeune, diplômé du supérieur. Au Cameroun l’homme est officiellement [4], s’il en a une, le « chef de famille ». En tant que tel, son rôle consiste à pourvoir aux besoins de celle-ci. Or l’entrepreneuriat contredit ce principe. Sauf exception, un jeune entrepreneur, s’il a une famille, aura par définition des difficultés à subvenir aux besoins de celle-ci au moins pendant un certain temps. S’il n’en a pas encore, le choix de l’entrepreneuriat réduira ses chances d’en bâtir – se marier coûte cher -. De surcroît la société est impitoyable vis-à-vis des hommes qui ne disposent pas de moyens financiers pour s’occuper de leur famille. La pression sociale est donc forte sur les hommes en particulier.

C’est à dessein que j’emploie l’expression « jeune entrepreneur » depuis le début de ma réflexion. Un entrepreneur jeune [5] et diplômé [6] diffère d’un entrepreneur sur le tard [7]. Un jeune camerounais diplômé du supérieur, qui réside au Cameroun, a toutes les raisons d’opter pour le salariat. Le même jeune, sans diplôme, a toutes les raisons d’opter pour l’entrepreneuriat /« la débrouille » : dans ce cas, le choix d’entreprendre est davantage une nécessité vitale qu’un projet. En revanche, le choix du jeune entrepreneur diplômé est transgressif : la société attend de lui qu’il choisisse le confort, il opte pour l’inconfort ; la société attend de lui qu’il choisisse la stabilité, il opte pour l’instabilité ; la société attend de lui qu’il choisisse le « prestige » du salariat, son choix conduit à l’ostracisme par cette même société.

La démarche du jeune entrepreneur camerounais est souvent différente de celle de l’entrepreneur sur le tard. Dans le contexte camerounais, la décision d’entreprendre sur le tard est généralement – heureusement pas toujours ! – une décision uniquement opportuniste [8].

Par définition, l’entrepreneur sur le tard a moins de temps qu’un jeune entrepreneur. Il est donc moins susceptible de prendre des risques. Il use – en règle générale — d’avantages comparatifs différents: des ressources financières et un réseau plus importants, là où le jeune entrepreneur fait valoir son énergie et sa détermination. L’entrepreneur sur le tard ne choisit pas l’inconfort car il jouit déjà d’un certain confort. Il n’opte pas pour l’instabilité, car il est déjà stable. C’est donc tout logiquement qu’il échappe au discrédit qui frappe le jeune entrepreneur.

La société camerounaise est conformiste par nature. Elle est réticente aux initiatives qui sortent de l’ordinaire, en particulier lorsque celles-ci émanent de jeunes. J’y vois un héritage de la colonisation : la violence à l’encontre du mouvement de résistance nationale, qui était un mouvement porté par des hommes étonnamment jeunes [9], a traumatisé le peuple camerounais. La leçon tirée – et probablement transmise ! — de cet épisode par ceux qui sont aujourd’hui nos parents est que la prudence est l’attitude adéquate pour réussir sa vie. Suivre les sentiers battus ; ne pas faire de vague ; ne prendre aucun risque. Il résulte de cela que les jeunes entrepreneurs, à l’instar de tous ceux, jeunes, qui explorent des voies originales, rencontrent d’emblée l’hostilité de la société des « adultes ». Les qualificatifs peu flatteurs évoqués plus haut masquent la crainte de l’échec. Mais au-delà, ils expriment la conviction, au sein de la société, que risques et malheur sont intimement liés.

Si risques et échec sont associés, alors inversement on peut déduire que prudence et succès vont également de pair. Par conséquent, il apparaît naturel que la société considère l’accession au salariat, perçue comme la garantie d’une vie stable, comme débouché naturel pour tout jeune camerounais ; ce d’autant plus que le financement des études constitue un défi pour nombre de familles.

Une majorité de personnes semble penser que les principaux obstacles à l’entrepreneuriat au Cameroun sont structurels : corruption, mauvaise qualité des infrastructures, harcèlement fiscal, bureaucratie, absence de sources de financement, etc. Nul doute que ces obstacles sont significatifs. D’ailleurs ils le sont d’autant plus qu’ils sont paradoxalement souvent sous-estimés [10]. Mais ils sont également clairement identifiés. Par conséquent, toute personne qui se pose la question de l’entrepreneuriat intègre ces éléments dans sa réflexion. J’irais même plus loin : ces obstacles sont tellement constitutifs de l’environnement que beaucoup d’entrepreneurs ont appris soit à les neutraliser, soit à les contourner, soit à les exploiter à leur avantage.

Je ne veux pas minimiser l’importance de ces obstacles. Mais le fait qu’ils soient identifiés les rend potentiellement moins dommageables que des obstacles qui ne le seraient pas. En un mot, savoir permet de se préparer en conséquence.

L’hostilité objective du pouvoir politique ainsi que celle de la société (parents, amis, etc.) sont deux obstacles « invisibles ». En règle générale, les jeunes entrepreneurs camerounais ne les identifient tout simplement pas. C’est en cela que ces obstacles sont différents – et plus dangereux — des obstacles dits structurels. Il est certainement facile d’ignorer le premier obstacle – l’hostilité du pouvoir politique — car sa manifestation est vraisemblablement un signe du succès de l’entrepreneur — et peut-être de l’indocilité de celui-ci -. Or un jeune qui entreprend au Cameroun ne rencontrera probablement pas le succès immédiatement.

Il est d’autant plus facile d’ignorer le deuxième obstacle que l’entrepreneur croit fortement en son projet. Plus il y croit, plus il est déterminé, et plus il est difficile de comprendre ou d’anticiper les réactions d’hostilité de l’entourage. Pourtant, il est dangereux de sous-estimer les conséquences de ces réactions. Pourquoi ? Parce qu’elles érodent la confiance de l’entrepreneur. Or, la confiance est aussi nécessaire à l’entrepreneur que l’eau au poisson. Il est probablement erroné d’affirmer que la confiance permet de surmonter toutes les difficultés. En revanche, elle donne le courage d’affronter les difficultés les plus importantes. Mais surtout, son absence cède la place au « découragement » dont parle l’entrepreneur mentionné plus haut. Le découragement est le premier pas vers l’échec.

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Qu’est-ce que tout cela nous dit des raisons pour lesquelles peu de choses sont réalisées malgré le fait que « tout [soit] à faire au Cameroun » ?

1. Ce n’est pas parce que « tout est à faire » que tout le monde peut faire ce qui est à faire. En réalité, si c’est de cela qu’il s’agit, il est possible que seule [11]une petite catégorie, la même qu’en 1950, soit en mesure, à l’état actuel, de réellement faire bouger les lignes au Cameroun : des jeunes, éduqués [12], extraordinairement déterminés, anticonformistes. Si l’on ne correspond pas au minimum à cette description, alors peut-être qu’un meilleur usage peut être fait de sa jeunesse. Dans tous les cas, le prix à payer, quoi que différent aujourd’hui, est nécessairement lourd, en 1950 comme aujourd’hui.

2. Une opportunité est opportunité parce qu’elle peut-être poursuivie. Une opportunité qui est insaisissable en raison de barrières multiples n’en est pas une. Au mieux elle peut être qualifiée de mauvaise opportunité. Le paradoxe camerounais est peut-être que tout y soit à faire, mais que ceux qui peuvent faire ce qui est à faire soient empêchés d’agir, et que ceux qui se retrouvent à faire fassent le contraire de ce qui est à faire. En un mot, il se peut que « tout soit à faire au Cameroun, mais que rien n’y soit faisable ». D’où la situation du pays…

Notes

[1] Vu sous cet angle, entreprendre n’implique pas nécessairement créer une entreprise. Créer une entreprise est un moyen, parmi bien d’autres, de « saisir son destin avec la main ».

[2] Il s’agit de « bouger » pour améliorer, d’une manière ou d’une autre, une société que l’on juge insatisfaisante. Bouger pour le principe a évidemment un intérêt relatif.

[3] Pas au Cameroun, je le reconnais. D’ailleurs pourquoi cette spécificité camerounaise (africaine) ? Si ma définition de l’entrepreneuriat a un sens, alors une réponse possible est que, dans l’esprit, les entrepreneurs en question n’en sont pas de véritables.

[4] Lors de la célébration des mariages, les maires se font un plaisir de le rappeler.

[5] La frontière « jeune » / « vieux » est difficile – voire impossible — à déterminer : pour faire simple, fixons-la arbitrairement à 40 ans.

[6] Comprendre diplômé du supérieur. L’idée est la suivante : plus l’entrepreneur jeune est éduqué – au sens académique -, et plus transgressif est le choix d’opter pour l’entrepreneuriat.

[7] Cette expression n’est pas péjorative. Elle désigne ce qu’elle suggère : quelqu’un qui décide d’entreprendre après une 1ère expérience professionnelle : soit dans le même domaine, soit dans un domaine différent. C’est le pendant de l’entrepreneur jeune.

[8] L’opportunisme est probablement nécessaire à l’entrepreneuriat. Il est même constitutif de l’entrepreneuriat. L’opportunisme seul permet probablement de gagner de l’argent, ce qui est parfaitement noble. Mais il ne permet vraisemblablement pas de faire bouger les lignes de la société. En revanche, associé à une réelle volonté d’amélioration de la société sur le long terme, on peut penser que l’opportunisme donne sa pleine mesure.

[9] Ruben Um Nyobé avait 35 ans au moment de son élection à la tête de l’UPC (Union des Populations du Cameroun). Félix Moumié, son successeur, a été élu à l’âge de 27 ans. Il est décédé à l’âge de 35 ans, au terme d’une vie extraordinairement riche.

[10] Il est difficile de prendre la mesure de ces barrières tant que l’on n’y a pas été directement confronté.

[11] Il ne s’agit pas de dire que d’autres catégories n’ont aucun rôle à jouer. Chacun peut certainement, à son niveau, contribuer significativement. Mais il est probable que l’un des seuls moyens de faire bouger les lignes — changer de façon tangible une situation — soit de se confronter directement aux nombreux défis que rencontre le pays.

[12] « Eduqués » # avoir des diplômes. Avoir des diplômes est certainement un moyen d’être éduqué, mais ce n’est pas le seul. Je dirais plus : avoir des diplômes est peut-être nécessaire pour être éduqué, mais pas suffisant. Par « éduqués » j’entends avoir une certaine conscience, avoir une vision de la société, avoir les capacités – intellectuelles et humaines – et la volonté d’améliorer, un tant soit peu, les choses.

Yann Gwet

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